Chapitre 16

PROCESSUS ÉDUCATIF ET PROCESSUS PSYCHANALYTIQUE  retour

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Freud renonça à fonder ses espoirs, en ce qui concerne la prophylaxie des névroses, en une réforme de la pédagogie qui, tirant les conséquences des découvertes de la psychanalyse sur les effets patho­gènes de la répression des pulsions et du refoulement qu'elle entraîne, s'efforcerait d'éviter ces effets en limi­tant le rôle de l'interdit dans les méthodes éducatives. Nous avons vu qu'il vint à considérer que les pressions extérieures jouent en définitive un rôle beaucoup plus restreint qu'il ne l'avait cru de prime abord. Il récuse ainsi la validité d'une « éducation analytique » au sens d'une éducation fondée sur une « permissivité » qui éviterait à l'enfant refoulements et conflits.

Pourrait-on, toutefois, fonder une « éducation ana­lytique » en un autre sens: au sens où la relation pédagogique pourrait prendre modèle sur la relation analytique, se proposer les mêmes fins que la cure analytique et user de méthodes comparables?

Freud compara à plusieurs reprises le processus analytique à une « post-éducation. » (Nacherziehung) : « Vous pouvez, si vous le voulez - dit-il dans les Cinq Leçons sur la psychanalyse - considérer le traitement psychanalytique ni plus ni moins comme le prolongement de l'éducation visant à surmonter les résidus de l'enfance1. »

1. S.E. XI, p. 48.

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En 1916 (dans Quelques caractères rencontrés en psychanalyse), il assigne au traitement analy­tique la même mission qu'à l'éducation telle qu'il l'avait définie dans Le Double Principe de fonctionne­ment psychique: « Le patient est conduit par le méde­cin à passer du principe de plaisir au principe de réa­lité, passage par lequel la maturité se distingue de l'enfance. [...] Dans ce travail de post-éducation, il ne fait probablement que répéter le processus éduca­tif primitif1. »

Il se montre, toutefois, dans d'autres textes, parti­culièrement soucieux de mettre en garde analystes et éducateurs contre une confusion de leurs charges res­pectives, apportant ainsi des restrictions quant à l'analogie des deux processus. Dans ses Conseils aux médecins (1912), il enjoint aux analystes de ne pas abuser de la fonction éducative qui leur incombe, sans même qu'ils le veuillent, dit-il: « On comprend que [l'analyste] mette alors son point d'honneur à faire du sujet, dont la névrose lui a causé tant d'efforts, quelqu'un de particulièrement remarquable et qu'il lui propose de viser haut. Mais là encore, le médecin doit savoir rester maître de lui et considérer moins ses propres désirs que les capacités de son patient. [...] L'orgueil éducatif est aussi peu souhai­table que l'orgueil thérapeutique2. » Il est vrai que Freud adresse une mise en garde analogue aux édu­cateurs eux-mêmes, qui, dit-il, ont sur ce plan une responsabilité plus grande encore que l'analyste. En effet, ainsi qu'il l'écrit dans la préface à l'ouvrage de Pfister: « Le médecin a affaire à des adultes aux structures psychiques rigides, ce qui confère une limite à son action, mais comporte aussi la garantie de la capacité du patient de se débrouiller tout seul. L'éducateur, au contraire, travaille sur une matière malléable, et doit se faire un devoir de ne pas mode­ler le jeune esprit en fonction de ses idéaux person­nels, mais plutôt en fonction des prédispositions et des possibilités du sujet3. »

1. S.E. XIV, p. 312.

2. ln La Technique psychanalytique, p. 69-70.

3. S.E. XIII, p. 331. Traduit par nos soins.


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En 1925, c'est à l'éduca­teur formé aux méthodes psychanalytiques qu'il s'adresse pour qu'il ne confonde pas sa tâche avec celle de l'analyste: « L'œuvre éducative est d'une nature particulière, elle ne doit pas être confondue avec les modes d'action de la psychanalyse et ne peut être remplacée par eux. L'éducation peut faire appel à l'analyse d'un enfant à titre de technique d'appoint mais non d'équivalent, pour des raisons aussi bien théoriques que pratiques. [...] S'il est vrai que la psy­chanalyse d'un adulte névrotique peut être comparée à une rééducation, il ne faut pas se laisser égarer par cette idée; il y a une grande différence entre un enfant, même un enfant dévoyé et asocial, et un névrotique adulte, comme il y a loin d'une rééduca­tion à l'éducation d'un être en pleine croissance. Le traitement psychanalytique repose sur des conditions très précises que l'on peut résumer par le terme de « situation analytique »; il exige la formation de struc­tures psychologiques déterminées, une attitude parti­culière à l'égard de l'analyste. Là où elle n'existe pas - chez l'enfant, chez l'adolescent asocial, en règle générale aussi chez le délinquant dominé par ses pul­sions -, il faut avoir recours à d'autres moyens que l'analyse, quitte à retrouver le même objectif1. »

En quoi le processus analytique et le processus éducatif sont-ils comparables et dans quelle mesure doit-on néanmoins les distinguer? A partir des textes que nous venons de citer, nous pouvons poser que processus analytique et processus éducatif ont au moins une visée commune: celle d'assurer chez l'enfant et chez le patient la domination du principe de réalité sur le principe de plaisir. Freud indique également qu'ils ont en commun un moyen d'action: le pouvoir de suggestion conféré par l'amour que l'enfant, ou le patient, porte à l'éducateur, ou au psy­chanalyste : « Disons que le médecin, dans son travail éducatif, fait usage d'une des composantes de l'amour2. »

1. Préface à l'ouvrage de O. Aichorn, S.E. XII, p. 274-275.

2. Quelques caractères rencontrés en psychanalyse, S.E. XIV, p.'312.

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« Le médecin fait son possible pour [le patient] avec l'aide de la suggestion opérant dans un sens éducatif1. » C'est dans la mesure même où tous deux, l'éducateur comme l'analyste, disposent de ce puissant instrument qu'est la suggestion que Freud les met en garde contre l'abus de pouvoir qui consis­terait à en user pour modeler le sujet - enfant ou patient - en fonction d'idéaux personnels.

L'hypnose n'a pas d'autre ressort - de même que tout art de gouvernement. Freud a donné, dans Psy­chologie collective et analyse du Moi, le modèle théo­rique qui éclaire le fondement psychique de la sug­gestion. Le fait, pour un sujet, d'occuper la place de l'Idéal-du-moi d'un autre sujet lui confère le pouvoir de soumettre ce dernier à sa parole qui, dès lors, fait loi, d'autant plus que la structure psychique de l'assujetti est plus malléable. Toute influence qu'un sujet peut exercer sur un autre s'opère de cette manière.

L'instance de l'Idéal-du-moi, dont use l'évocateur pour assurer son pouvoir, est le produit de l'identifi­cation primitive au père (ou à celui qui en a rempli la fonction auprès de l'enfant), identification renforcée au moment du complexe d'Œdipe. Cette identifica­tion constitue le noyau que viendront enrichir les identifications ultérieures aux personnes qui seront amenées à occuper cette place de l'Idéal-du-moi, tels les maîtres et les éducateurs. « Peu à peu [l'Idéal-du-­moi] emprunte aux influences du milieu toutes les exigences que celui-ci pose au Moi2. »

1. Introduction à la psychanalyse, S.E. XVII, p.451, éd. fr., p.429.

3. « Psychologie collective et analyse du Moi », in Essais de psy­chanalyse, p. 132.

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Le processus éducatif requiert ainsi que l'éducateur prenne la place de l'Idéal-du-moi, de sorte que l'éduqué, d'une part se soumette à ses exigences et que, d'autre part, par l'emprunt de certains traits de l'éducateur, l'Idéal-du-moi lui-même de l'éduqué subisse son influence. C'est à partir de l'intégration de ces exi­gences que l'éduqué passe sous la domination du principe de réalité. On trouve, « parmi les fonctions dévolues à l'Idéal-du-moi, l'exercice de l'épreuve de la réalite1 ».

August Aichhorn montre, dans son ouvrage Jeu­nesse à l'abandon, comment la fonction de l'Idéal-du­-moi peut être à l'origine de la délinquance, de l'ina­daptation sociale et des troubles caractériels de l'ado­lescent - comme de l'adulte d'ailleurs. Connaissant les théories freudiennes, il fut à même de formuler par quelles voies il parvenait, en tant qu'éducateur de ces jeunes délinquants, à donner une meilleure orien­tation à leur développement: « D'après ce que nous savons, un changement du caractère de l'asocial ne peut intervenir qu'à la suite d'une nouvelle orienta­tion de son Idéal-du-moi. Ce qui ne peut intervenir que par l'intégration de nouveaux traits de personna­lité. Le premier objet auquel il peut emprunter ces traits, c'est l'éducateur. Il représente l'objet le plus important à partir duquel l'enfant ou l'adolescent asocial peut rattraper a posteriori les identifications au père qui n'ont pas lieu ou qui ont été ratées. A travers l'éducateur et par lui, l'enfant établira également avec ses camarades les relations affectives indispen­sables. Ces relations conditionnent en partie la vic­toire sur l'inadaptation sociale. Le mot de "substitut du père", que j'emploie volontiers quand je parle de l'éducateur, trouve ici sa pleine justification. Quel est le moyen le plus important pour le ré éducateur ? Le transfert2 ».  La question de Michel Joyaux quant aux jeunes au comportement hautement perturbant

Est-ce sur ce modèle qu'il faut concevoir le proces­sus analytique? Le but de la cure analytique consiste-­t-il dans un remodelage, par les voies d'identification à l'analyste, de l'Idéal-du-moi du patient? Bien des analystes ont cru pouvoir l'affirmer.

1. Essais de psychanalyse, p. 138.

2. A. Aichhorn, Jeunesse à l'abandon, Paris, 1973, p. 211-212.

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Richard Sterba a avancé que le facteur thérapeutique essentiel dans une cure analytique résidait dans la dissociation qui s'effectue au sein du Moi du patient, dissociation correspondant aux processus de formation du Sur­moi (ou Idéal-du-moi) : « Par le moyen d'une identi­fication - de l'analysé avec l'analyste -, des juge­ments et des évaluations venant du monde extérieur sont reçus dans le Moi et se mettent à prendre effet à l'intérieur de celui-ci1. » James Strachey considère de même que l'influence thérapeutique de la psychana­lyse réside dans les modifications du Surmoi du patient qui résultent de l'identification à l'analyste. L'action thérapeutique de la psychanalyse est expli­citement assimilée par lui à celle de l'hypnose: « [Le patient] tend à accepter l'analyste, d'une façon ou d'une autre, comme un substitut de son propre Sur­moi. Je crois qu'on peut reprendre à ce propos, en la modifiant légèrement, l'heureuse expression de Radò concernant l'hypnose [selon laquelle l'hypnotiseur est introjecté sous la forme d'un "Surmoi parasite"] et dire que, dans l'analyse, le patient tend à faire de l'analyste un "Surmoi auxiliaire"2. » Pour William Hoffer comme pour Marion Milner, c'est l'identifica­tion aux fonctions de l'analyste qui consacre la fin de la cure analytique3.

Toutefois, ce que Freud avance dans l'Introduction à la psychanalyse sur la spécificité de la méthode psy­chanalytique par rapport aux autres thérapies fondées sur la suggestion permet de s'opposer à une telle interprétation du processus analytique et de l'objectif de la cure.

1. R. Sterba, « The Fate of the Ego in Analytic Therapy », in International Journal of Psycho-Analysis, 1934, n° 2/3. Traduit par nos soins.

2. J. Strachey, « The Nature of Therapeutic Action of Psycho­Analysis », LJ.P., 1934, n° 2/3.

3. W. Hoffer, « Three Psychological Criteria of Termination of Treatment », I.J.P., 1950, n°3, p. 194-195; et M. Milner, « A Note on the Ending of an Analysis », LJ.P., 1950, n° 3.


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Certes, lorsque l'analyste se sert du transfert, il ne fait pas autre chose que l'hypnotiseur. « La "suggesti­bilité" n'est autre chose que la tendance au transfert conçue d'une façon un peu étroite, c'est-à-dire à l'exclusion du transfert négatif1 »          « et nous devons  nous rendre compte que si nous avons, dans notre technique, abandonné l’hypnose, c’est aussi pour découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du transfert »2. Mais l’analogie s’arrête là. En effet, Freud poursuit : « La thérapeutique hypnotique cherche à recouvrir et à masquer quelque chose dans la vie psychique ; la thérapeutique analytique, au contraire, cherche à le mettre à nu et à l’écarter. La première agit comme un procédé cosmétique, la der­nière comme un procédé chirurgical. Celle-là utilise la suggestion pour interdire les symptômes, elle ren­force le refoulement mais laisse inchangés tous les processus qui ont abouti à la formation des symp­tômes. Au contraire, la thérapeutique analytique, lorsqu’elle se trouve en présence des conflits qui ont engendré les symptômes, cherche à remonter jusqu’à la racine et se sert de la suggestion pour modifier dans le sens qu’elle désire l’issue de ces conflits 3. »

Mais la psychanalyse ne se contente pas d'être un « traitement par la suggestion d'un genre particulière­ment efficace4 ». Sa spécificité réside en ceci que « dans tout autre traitement suggestif, le transfert est soigneusement ménagé, laissé intact; le traitement analytique au contraire a pour objet le transfert lui-même qu'il cherche à démasquer et à composer quelle que soit la forme qu'il revêt. A la fin du traite­ment analytique, le transfert lui-même doit être détruit, et si l'on obtient un succès durable, ce succès repose non sur la suggestion pure et simple mais sur les résultats obtenus grâce à la suggestion: suppression des résistances intérieures, modifications inter­nes du malade5. »

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1 .Introduction à la psychanalyse, p. 423.

2. Ibid., p. 425.

3. Ibid., p. 428.

4. Ibid., p. 429.

5. Ibid., pp. 429-430.

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La psychanalyse procède, pour reprendre une expression de Léonard de Vinci, par via di levare : levée des refoulements, destruction de la racine du transfert, et n'utilise la suggestion qu'à cette fin. Tan­dis que les traitements fondés sur la suggestion, eux, procèdent via di porre, par ajout. A ce titre, on peut dire que l'éducation, qui opère par le modelage de l'Idéal-du-moi à partir de l'apport de traits identifica­toires, s'apparente plutôt à cette dernière technique.

Éducation et traitement par suggestion doivent être situés sur le même versant. Ils se servent des mêmes moyens - prendre dans le transfert la place de l'Idéal-du-moi du sujet - et se proposent les mêmes fins - renforcer l'Idéal-du-moi du sujet ainsi que son moi. Si l’analyse utilise le transfert, sa fin est cependant tout autre, dans la mesure où elle se pro­pose de dissoudre le transfert - grâce à l'interpréta­tion de ces racines inconscientes qui sont œdi­piennes. L'analyste poursuit sa propre destitution de l'Idéal-du-moi de son patient. L'analyse du transfert, correspondant à la résolution du conflit œdipien, sape en outre toute possibilité de transfert ultérieur et délivre l'analysé de sa dépendance infantile à l'égard de l'instance de l'Idéal-du-moi. Le transfert est en effet l'indice sûr d'une non-résolution du complexe d'Œdipe, comme l'écrit Freud en 1926 : « Le trans­fert est la preuve que les adultes n'ont pas surmonté leur dépendance infantile première1. » L'analyste ne doit pas se prendre pour un éducateur: « Si grande que soit la tentation de l'analyste de devenir un édu­cateur, un modèle, un idéal pour d'autres, et de créer des hommes à son image, il ne doit jamais oublier que telle n'est pas sa tâche dans la relation analytique et qu'en vérité il manquerait à ses devoirs s'il se per­mettait de se laisser aller à ce penchant.

1. S.E. XX, p. 268-269.


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S'il le faisait, il ne ferait que répéter l'erreur des parents qui broient l'indépendance de leur enfant sous leur influence, et que remplacer une dépendance antérieure par une nouvelle1. » Ce n'est qu'en renonçant aux pouvoirs que lui confère le transfert qu'il peut remplir sa mis­sion jusqu'au bout.

Ernest Jones a souligné, lui aussi, l'antinomie entre la visée de renforcement de l'Idéal-du-moi à partir de l'identification narcissique et les buts de la psychana­lyse. Il a montré que le renforcement de l'Idéal-du-­moi a pour corollaire un renforcement des refoule­ments, en ce qu'il rend le sujet mieux à même de les maintenir sans symptômes. A l'opposé, l'analyste, se proposant de lever les résistances et les refoulements, ne saurait s'appuyer sur un renforcement du narcis­sisme du patient, dans la mesure où il ne ferait, par là, qu'accroître les résistances en exacerbant le conflit entre les pulsions érotiques et l'Idéal-du-moi, conflit lui-même à l'origine du refoulement. « On voit donc que les buts poursuivis par l'hypnotiseur et par l'ana­lyste sont diamétralement opposés. Alors que le pre­mier cherche réellement à renforcer le narcissisme du patient, le dernier s'efforce de l'orienter vers des formes plus évoluées d'activité psychique. La situa­tion psychologique [identification narcissique] qui est plus favorable aux buts du premier s'avère fatale à ceux du second2. »

Si le propre de l'éducation consiste dans la visée de formation et de renforcement de l'Idéal-du-moi, on peut dès lors se demander comment il faut entendre Freud lorsqu'il énonce que la psychanalyse est une post-éducation. Reprenons les textes: «  La découverte de l'inconscient, la traduction de ce dernier, se réa­lisent malgré la résistance continue qu'oppose le patient. L'apparition de l'inconscient s'associe à un sentiment de déplaisir, d'où opposition de la part de l'analysé.

1. Abrégé de psychanalyse, S.E. XXIII, p. 175.

2. « La nature de l'autosuggestion », (1923), in Théorie et pra­tique de la psychanalyse, Paris, 1969.

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Il faut alors que vous pénétriez au cœur du conflit psychique. Si vous amenez le malade à accep­ter, du fait d'une meilleure compréhension, ce qu'il avait jusqu'alors rejeté (refoulé) par suite d'une régu­lation automatique du déplaisir, vous aurez réalisé une bonne part de travail éducatif [...] Le traitement psychanalytique peut, grosso modo, être considéré comme une sorte de rééducation qui enseigne à vaincre les résistances intérieures1. » Comme l'éduca­teur, l'analyste incite le patient à surmonter le déplai­sir. Comme lui, il utilise à cette fin les armes du transfert. Mais il ne s'allie pas aux mêmes puissances et ne poursuit pas les mêmes fins. L'éducateur s'appuie sur le narcissisme de l'éduqué pour s'assurer la domination des pulsions sexuelles. Peu importe pour lui qu'à la faveur du renforcement du narcis­sisme les pulsions en viennent à succomber au refou­lement, pourvu que l'Idéal-du-moi de l'éduqué par­vienne à les maintenir dans l'Inconscient. L'édu­cateur cherche à contrebalancer le déplaisir lié au renoncement pulsionnel par les satisfactions narcis­siques qu'apporte l'Idéal-du-moi2. L'analyste, au contraire, a à lutter, dans ses efforts pour lever les refoulements, contre un déplaisir d'origine narcis­sique, qui prend sa source dans l'instance de l'Idéal­du-moi. Ses alliés dans cette lutte sont précisément les forces pulsionnelles combattues par l'éducateur: les pulsions sexuelles que le narcissisme redoute. Du point de vue topique et dynamique, l'action de l'édu­cateur et celle de l'analyste sont exactement contraires.

1. « De la psychothérapie »  (1904), in La Technique analytique, p.20-21.

2. Georges Snyders (La Pédagogie en France aux XVII' et XVIII' siècles) montre bien la logique d'un type d'éducation qui, comme celle des jésuites, se proposant de réprimer les désirs de l'éduqué afin de mieux le rendre docile à l'Autorité, ne dispose plus que de la passion narcissique, passion de l'illusion par excel­lence, qu'elle exalte par l'émulation. Son étude met en lumière d'une manière exemplaire le lien entre une éducation de type auto­ritaire qui tend à la soumission de l'éduqué et la répression des pulsions d'une part, l'exaltation du narcissisme d'autre part.

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Le premier s'allie à l'Idéal-du-moi contre le Ça, utilise le plaisir-déplaisir narcissique pour endiguer les pulsions sexuelles autoérotiques; le second s'appuie sur le Ça, sur les forces émanant des désirs refoulés qui n'aspirent qu'à se manifester, et doit combattre le narcissisme qui s'oppose par le déplaisir à la levée du refoulement. Si l'analyste occupe dans le transfert la place de l'Idéal-du-moi, il doit y faire le mort (c'est un des aspects de ce qu'on appelle la neutralité de l'analyste) : à la différence de l'éducateur, il ne doit, de cette place, énoncer aucune exigence afin de ne pas bloquer le processus psycha­nalytique. L'éducateur vise à ce que l'éduqué par­vienne à surmonter le déplaisir résultant de la frustra­tion des pulsions sexuelles; et l'analyste à ce que l'analysé surmonte celui qui émane de son idéal nar­cissique lorsqu'il doit faire face à la vérité, c'est-à-dire reconnaisse la réalité de ses désirs inconscients. On peut dire que si la psychanalyse est une rééducation, c'est au sens où elle est une éducation à l'envers. Et c'est précisément dans cette mesure qu'on ne peut y procéder que si la première a eu lieu. La tâche de l'éducateur consiste à contribuer à la formation de l'Idéal-du-moi qui a une fonction régulatrice, norma­tivante, indispensable. La cure analytique, d'autre part, suppose que les diverses instances psychiques soient en place. L'analyse ne saurait être le substitut de l'éducation, puisqu'elle en est l'envers. rep_txt

De ce point de vue encore, l'éducation se situerait du côté du narcissisme, de « l'imaginaire », de l'idéal, du côté de « l'illusion ». L'éducateur, tenant son pou­voir du transfert, ne saurait en tant que tel vouloir s'en dessaisir, l'instance de l'Idéal-du-moi et la possi­bilité du transfert fondant le pouvoir de tout conduc­teur d'hommes, éducateur ou gouverneur. La mis­sion de l'éducateur serait-elle d'assurer - grâce à ce qu'on pourrait appeler « l'éducation imaginaire », éducation du narcissisme - les conditions de possi­bilité de l'assujettissement de l'éduqué à cette figure du « maître » ? A considérer ses effets les plus courants, il semblerait que c'est bien là la visée com­mune de l'éducation.

PROCESSUS ÉDUCATIF ...  193

Freud, toutefois, laisse entendre qu'une éducation achevée, c'est-à-dire réussie, devrait permettre le dépassement de la dépendance du sujet vis-à-vis des figures parentales1. L'éducateur comme l'analyste devra viser, à travers la résolution du complexe d'Œdipe, à son propre effacement comme figure idéale. Mais, dès lors, l'éducation pourrait-elle conti­nuer à s'appuyer sur le narcissisme de l'éduqué ? La dissolution du complexe d'Œdipe ne peut s'effectuer qu'à travers le dépassement du narcissisme que sup­pose l'acceptation de la castration symbolique. Réso­lution du complexe d'Œdipe et renforcement du Moi et de l'Idéal-du-moi apparaissent antinomiques, tout comme la psychanalyse et l'hypnose. Une éducation qui se proposerait le même objectif que l'analyse ­ainsi que Freud en laissait entendre la possibilité dans sa préface à l'ouvrage d'Aichhorn, devrait renoncer à se fonder sur le narcissisme. Est-ce même possible? Il ne faut pas oublier, par ailleurs, que là même où l'éducation échoue, dans une perspective analytique, elle constitue en revanche une réussite au regard du pouvoir politique, dans la mesure où elle favorise l'identification de l'Idéal-du-moi au Maître, ressort de la « servitude volontaire ».

En outre, même si l'éducation pouvait s'affranchir des pressions sociales, l'éducateur serait-il pour autant en mesure de conduire l'éduqué jusqu'à la dissolution du complexe d'Œdipe, condition de l'indépendance psychique et de la maturité? Est-ce un processus sur lequel peut s'exercer sa maîtrise?

1. Cf. en particulier Les Premiers Psychanalystes - Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, T. II, p. 352.

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Chapitre 17

L'ANALYSE DES ENFANTS: PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE?

Si tant est, comme nous pensons l'avoir montré, que la psychanalyse soit une « éducation à l'envers », comment la psychanalyse des enfants, s'adressant à des êtres dont l'éducation est encore inachevée, est-­elle possible? Quels peuvent être les rapports concrets entre la cure analytique de l'enfant et l'édu­cation? Les analystes d'enfants confirment-ils la thèse de l'opposition entre le processus analytique et le processus pédagogique?

Les œuvres d'Anna Freud et de Melanie Klein offrent deux points de vue diamétralement opposés au sujet des rapports entre l'analyse des enfants et l'éducation. Pour Anna Freud, l'analyse des enfants doit être associée à des mesures éducatives. Melanie Klein considère au contraire que l'analyse des enfants n'est possible que si l'analyste s'abstient d'exercer une action pédagogique sur l'enfant.

Anna Freud, qui fut comme Melanie Klein une des pionnières de la psychanalyse d'enfants, affirme, en 1928, l'impossibilité d'établir une relation purement analytique avec un enfant. Selon elle, les conditions du processus analytique, telles qu'elles ont été déga­gées tout d'abord pour les adultes, ne peuvent être réalisées chez l'enfant. La technique doit être modi­fiée: il faut associer des mesures pédagogiques aux moyens purement analytiques.

 

PSYCHANALYSE ou PÉDAGOGIE? 195

C'est ainsi que les conditions de l'entrée en analyse de l'adulte - souffrance et acceptation du traitement - doivent être produites artificiellement, grâce à ce qu'Anna Freud appelle un « dressage à l'analyse1 »,  qui constitue une période préparatoire au cours de laquelle l'analyste s'efforcera d'amener l'enfant à pas­ser de son attitude primitive à l'attitude idéale du patient adulte. En d'autres termes, elle va tâcher de susciter une demande chez l'enfant. Là où la souf­france est absente - lorsque par exemple l'enfant est conduit chez l'analyste par ses parents pour des troubles du comportement qui gênent avant tout l'entourage - Anna Freud visera à provoquer la souffrance psychique, selon elle requise pour l'entrée en analyse, en mettant l'enfant en opposition avec lui-même, en réalisant une « scission dans le Moi intime de l'enfant2 », en suggérant par exemple à l'enfant qu'il est « malade », et en passe de devenir fou. L'acceptation du traitement, la confiance en l'analyste seront réalisées par l'instauration d'un transfert positif de l'enfant à l'égard de l'analyste, lequel est obtenu par l'analyste en se rendant « indis­pensable à l'enfant » jusqu'à obtenir un « état de dépendance complète3 ».

Anna Freud est tout à fait consciente que les moyens qu'elle emploie pour rendre possible l'ana­lyse de l'enfant vont à l'encontre des règles analy­tiques habituelles: « Considérez encore une fois mes divers procédés: je fais à la fillette une ferme pro­messe de guérison, estimant qu'on ne peut demander à un enfant de s'engager dans une voie inconnue avec une personne étrangère si le résultat n'apparaît pas certain. Je réponds ainsi à son désir évident d'être commandée avec autorité et d'être conduite en toute sécurité. Je me propose à l'enfant comme alliée et cri­tique avec elle ses parents.

1. A. Freud, Le Traitement psychanalytique des enfants, Paris, 1969, p. 15.

2. Ibid., p. 22.

3. Ibid., p. 20.


FREUD ANTIPÉDAGOGUE 196

 

Dans un autre cas, j'entreprends une lutte secrète contre l'entourage de l'enfant et je cherche par tous les moyens possibles à gagner son affection. J'exagère la gravité d'un symp­tôme et j'effraie le patient pour atteindre mon but. Enfin je m'insinue dans la confiance de l'enfant et je m'impose à des êtres qui sont persuadés de pouvoir très bien se tirer d'affaire sans moi. Que reste-t-il de la réserve prescrite à l'analyste, de la prudence avec laquelle on met sous les yeux du patient, comme une perspective incertaine, la guérison ou seulement l'amélioration possible, de la réserve absolue dans toutes les choses personnelles, de la sincérité absolue de l'appréciation de la maladie et de l'entière liberté qu'on laisse au patient d'interrompre de son propre chef, à n'importe quel moment, le travail en com­mun1 ? » Elle justifie ces entorses par la nécessité d'adapter la technique à une situation nouvelle afin de réaliser les conditions de possibilité de l'analyse. C'est seulement une fois la conscience de la maladie et la confiance en l'analyse ainsi artificiellement créées que le travail analytique proprement dit pourra commencer. Mais à ce niveau-là encore, les techniques habituelles de l'analyse des adultes ne peuvent être utilisées telles quelles car on ne peut amener l'enfant à fournir des « associations libres ». En outre, le moteur essentiel de la cure des adultes, la névrose de transfert, ne peut être produite chez l'enfant.

En effet, selon Anna Freud, la réédition dans le cadre de l'analyse des relations de l'enfant à ses parents, en quoi consisterait la névrose de transfert, est impossible avec un enfant, la première édition n'étant pas encore épuisée. Autrement dit, le fait que l'enfant soit, dans la réalité, encore en relation avec ses parents, fait obstacle au déplacement sur l'ana­lyste de ses relations affectives avec ceux-ci. L'ana­lyste ne peut que partager avec les parents l'affection et la haine de l'enfant2.

1. Le Traitement psychanalytique des enfants, p. 26-27.

2. Ibid., p. 50.

 

PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE? 197

Le poids de la réalité sur la relation analytique se manifeste également dans le fait que le matériel lui-­même devra, selon Anna Freud, être recueilli auprès de la famille, et consistera dans ce qui se passe, non pas dans le cadre de la séance, mais dans le cadre de la famille - d'où la nécessité d'un « service per­manent de renseignements1 ».

Anna Freud considère qu'il faudrait séparer l'enfant de sa famille pour que puisse s'établir une véritable névrose de transfert. En outre, l'analyste d'enfant ne peut être un bon objet de transfert dans la mesure où, pour préparer l'enfant à l'analyse, il fut contraint d'abandonner sa « neutralité »: « L'action éducative qui se mêle intimement à l'analyse […] a pour résultat que l'enfant sait très bien ce qui est désiré ou redouté par l'analyste, ce qu'il approuve et ce qu'il blâme2. »

C'est, aussi, au niveau du but poursuivi que l'ana­lyse des enfants se distingue de celle des adultes. Chez ceux-ci, la cure analytique vise à obtenir la levée des refoulements. C'est là son seul objectif. L'analyste s'interdit de donner aux pulsions ainsi libérées quelque orientation que ce soit. Or Anna Freud juge qu'il ne peut en être de même avec l'enfant. Selon elle, en effet, une fois les tendances pulsionnelles libérées du refoulement, l'enfant ne songerait qu'à en rechercher la satisfaction directe et immédiate, car le Surmoi, qui, chez l'adulte, domine la vie pulsionnelle, n'est pas encore assez indépen­dant chez l'enfant pour qu'il puisse contrôler ses pen­chants3. Dans l'analyse infantile, cette tâche de contrôle incombe à l'analyste, qui doit décider ce qui doit être rejeté, dompté ou satisfait, et exercer par là une action éducative4.

1. Ibid., p. 52.

2. Ibid.

3. Ibid., p. 64.

4. Ibid., p. 65.


FREUD ANTIPÉDAGOGUE 198

 « L'enfant doit être empêché, précisément pour prévenir l'état névrotique, d'accorder, à quelque stade que ce soit de sa sexualité néces­sairement perverse, une satisfaction véritable à celle-ci. Sinon la fixation à la volupté déjà éprouvée devient le plus grand obstacle au développement nor­mal et le penchant à renouveler ces jouissances déter­mine une régression à des niveaux inférieurs1 ». Pour ce faire, « il faut que l'analyste parvienne à se substi­tuer pour toute la durée de l'analyse au Moi-idéal de l'enfant »2.

Anna Freud ne nous cache pas que la psychanalyse d'enfants ainsi conçue risque de s'avérer tâche impossible: « L'analyste réunit ainsi dans sa per­sonne deux tâches difficiles et au fond contradic­toires, c'est-à-dire qu'il doit en même temps per­mettre et défendre, délier et rattacher. »

Au lieu d'une pédagogie analytique, ce qu'Anna Freud propose, c'est une analyse pédagogique. Mais, à suivre ses propres considérations, on en vient à douter de la possibilité d'une telle alliance, et l'on se demande ce qu'il peut bien subsister d'analytique dans les principes qu'elle propose. La psychanalyse des enfants, selon Anna Freud, évoquerait décidé­ment le couteau sans manche qui avait perdu sa lame de Lichtenberg. De l'analyse, elle semble n'avoir gardé que le nom.

C'est en tout cas dans ce sens que Melanie Klein oriente sa critique des thèses d'Anna Freud. Melanie Klein montre que c'est par les mesures mêmes qu'Anna Freud met en œuvre pour« adapter » la psy­chanalyse aux enfants, qu'elle apporte un obstacle insurmontable à l'établissement d'une véritable rela­tion analytique. Lorsque Anna Freud dénonce l'impossibilité d'user de la technique analytique clas­sique, c'est qu'elle a elle-même rendu impossible le processus analytique par l'action éducative qu'elle a cru bon de devoir exercer sur l'enfant pour l'y prépa­rer.

1. Ibid., p. 65.

2. Ibid., p. 66.

 

PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE? 199

Melanie Klein pose comme étant radicalement antinomiques l'orientation pédagogique et l'orienta­tion analytique et soutient que seuls des moyens ana­lytiques permettent d'instaurer une situation analy­tique1.

Lorsque Anna Freud cherche à obtenir une scis­sion dans le Moi de l'enfant en suscitant son angoisse et sa culpabilité afin d'amener sa conscience et son Moi au niveau de l'adulte, elle ne fait, selon Melanie Klein, que créer un obstacle inutile. Car ce n'est pas sur un projet conscient ni sur le Moi (qui est précisé­ment le siège des résistances, comme l'a montré Freud) que l'on peut fonder durablement le travail psychanalytique2. Loin de reposer sur l'alliance de l'analyste avec le Moi et la conscience, c'est-à-dire avec les forces refoulantes, le processus psychanaly­tique requiert qu'il fasse fond sur l'Inconscient, sur les forces psychiques refoulées.

C'est là, pensons-nous, que résident les différences essentielles entre l'orientation analytique et l'orienta­tion pédagogique. La pédagogie s'adresse au Moi et vise à son renforcement, au besoin par l'angoisse, afin de se soumettre les pulsions. C'est en quoi elle ne peut qu'aboutir à la production du refoulement. L'analyse s'appuie au contraire sur l'inconscient pour obtenir la levée de ceux-ci. Et si Anna Freud tendit à transformer l'analyse appliquée aux enfants en péda­gogie, c'est dans la mesure où elle avait d'ores et déjà une conception pédagogique de l'analyse, comme en témoigne par ailleurs son ouvrage Le Moi et les méca­nismes de défense. Elle ne fut pas la seule. Tout un courant post freudien de la psychanalyse s'orienta dans ce sens, en privilégiant l'analyse des résistances et en se proposant pour but l'instauration d'un « Moi fort » chez le sujet, obtenu grâce à l'identification à l'analyste3.

1. M. Klein, Essais de psychanalyse, Paris, 1968, p. 182.

2. Ibid., p. 183.

3. Cf. par ex. La Psychologie du Moi et le problème de l'adaptation, de H. Hartmann, éd.fr.,Paris,P.U.F., 1968.

FREUD ANTIPÉDAGOGUE 200

Du point de vue de Melanie Klein, au contraire, la « faiblesse » du Moi de l'enfant peut constituer un élément qui favorise l'analyse, car l'analyste peut ainsi « établir une jonction directe avec l'Inconscient de l'enfantl » sans passer par le Moi comme chez l'adulte : « Les enfants sont à ce point dominés par leur Inconscient qu'il leur est inutile d'exclure délibé­rément les idées conscientes2. »

Selon elle, il faut se garder de susciter à tout prix un transfert positif chez l'enfant sous peine de le rendre inanalysable, transferts positif et négatif devant être analysés chez l'enfant comme chez l'adulte. Nul besoin non plus de recourir aux infor­mations de l'entourage pour pallier l'absence d'asso­ciations libres. Ce sont les activités fantasmatiques qu'il faut, dans le cadre de la séance, libérer chez l'enfant, grâce au jeu par exemple - activité qui fournit le « matériel » analytique et qui remplace chez l'enfant les « associations libres » de l'adulte. Ce qui n'empêche pas qu'il ne faille obtenir de l'enfant ces dernières: il doit parvenir à verbaliser ses fantasmes.

La situation analytique avec un enfant ne diffère pas dans son fond de celle que l'on établit avec l'adulte et l'on peut espérer des résultats au moins aussi profonds: « Si nous évitons les mesures pénibles, difficiles et peu sûres, décrites par Anna Freud, nous assurons aussi à notre travail la pleine valeur et le succès d'une analyse en tous points équi­valente à l'analyse d'un adulte3 », et qui peut même aller beaucoup plus loin 4.

Melanie Klein n'est pas non plus d'accord avec Anna Freud en ce qui concerne l'absence de névrose de transfert (qui, aux yeux d'Anna Freud, limitait les possibilités de l'analyse d'enfants) et affirme au contraire son existence.

1. M. Klein, Essais de psychanalyse, p. 180.

2. Ibid., p. 190.

3. Ibid., p. 186.

4. Ibid., p. 194.

PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE? 201

Selon elle, dès l'âge de trois ans, un enfant a traversé la partie la plus importante du développement de son complexe d'Œdipe. Le refoulement a déjà frappé les objets primitifs, ce qui rend possible la répétition des situations primitives dans le cadre de la relation analytique. En consé­quence, l'analyste de l'enfant doit observer les mêmes règles de neutralité qu'avec un adulte afin de rendre possible le développement du transfert.

Le différend repose ici sur la question de savoir à quel âge prend place le complexe d'Œdipe dans le développement de l'enfant. Pour Melanie Klein, il s'instaure dès la période de sevrage, vers environ un an et demi, tandis que pour Anna Freud, qui suit en cela le point de vue de Freud, il intervient beaucoup plus tard, aux environs de cinq ans. Ainsi Melanie Klein n'hésitera pas à analyser l'Œdipe dès l'âge de trois ou quatre ans, tandis qu'Anna Freud, considé­rant que chez les enfants de cet âge il est seulement en voie de constitution, n'osera pas en aborder l'ana­lyse de peur de faire obstacle au développement de ce complexe.

Mais, au-delà de cette divergence concernant les stades du développement, on en entrevoit une autre plus profonde qui consiste en ce que, pour Melanie Klein, les objets en jeu dans le complexe d'Œdipe sont essentiellement d'ordre fantasmatique et qu'ils doivent parfois peu de chose aux parents réels, alors que, pour Anna Freud, il semble que le complexe d'Œdipe doive être situé sur le plan de la réalité. Dans les premières conférences d'Anna Freud sur la psychanalyse des enfants, l'absence de référence à la dimension fantasmatique, ainsi d'ailleurs qu'au complexe d'Œdipe, est totale. A l'opposé, l'œuvre de Melanie Klein est tout entière consacrée à l'explora­tion de la fantasmatique enfantine, chez elle toujours interprétée en relation avec l'Œdipe. A situer l'Œdipe exclusivement au niveau de la réalité, Anna Freud s'interdit d'analyser: le réel, en effet, ne se prête guère à l'analyse. Melanie Klein, s'ouvrant à la dimension du fantasme, se rend la partie plus belle.

FREUD ANTIPÉDAGOGUE 202

La prégnance de la réalité, pour Anna Freud, se manifeste principalement dans sa conception de la dépendance du Surmoi de l'enfant de la relation réelle à ceux qui en constituent le modèle. C'est sur cette dépendance du Surmoi qu'elle fonde la néces­sité des mesures éducatives pour empêcher l'enfant de se livrer à la satisfaction sans frein des pulsions libérées du refoulement par la psychanalyse. Sur ce point également, Melanie Klein marque son désac­cord avec elle. D'après Melanie Klein, si le Moi des enfants est différent de celui des adultes, en revanche le Surmoi ne subit que peu de modifications au cours du développement: même si des couches superfi­cielles peuvent s'y ajouter, son noyau reste inchangé. Cet « unique Surmoi solidement enraciné, dont la nature est immuable1 » est largement indépendant, non seulement de toute influence extérieure au cours de la vie, mais encore, au niveau de sa formation même, de la réalité des objets extérieurs, autrement dit des parents. « La sévérité du Surmoi est souvent contredite par les objets d'amour réel, c'est-à-dire les parents2. » Elle est liée aux propres fantasmes sadiques de l'enfant, projetés par celui-ci sur ses parents. « Nous ne devons en aucun cas identifier les véritables objets [les parents réels] à ceux que les enfants introjectent3. »

L'indépendance à l'égard du monde extérieur du Surmoi de l'enfant rend inutile l'incarnation de cette instance par l'analyste afin de brider les tendances pulsionnelles. Melanie Klein considère qu'il y a plus à redouter de la force du Surmoi que de sa faiblesse. (, Si le Surmoi a eu assez de force pour conduire au conflit ou à la névrose, son autorité restera certaine­ment suffisante, même si nous la modifions peu à peu au cours de l'analyse.

1. Essai de psychanalyse., p. 198.

2. Ibid., p. 195.

3. Ibid., p. 196.

 

PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE? 203

Je n'ai jamais terminé une ana­lyse avec le sentiment que cette faculté était devenue trop faible1. » Reprenant les cas cités par Anna Freud, où cette dernière crut constater que l'analyse avait provoqué, en même temps que la levée des refoulements, une libération sans retenue des pul­sions, Melanie Klein les éclaire sous un autre jour. Pour elle, ce que cache l'apparent « manque de rete­nue » pulsionnel, c'est l'angoisse et le besoin de puni­tion, liés au conflit œdipien, et que l'analyse de ce dernier permet de dépasser. Loin d'être dû à la sup­pression du refoulement, le comportement débridé de l'enfant correspond à des tendances que l'analyse n'a pas encore dégagées, à une levée incomplète du refoulement. «  Selon moi, écrit Melanie Klein à pro­pos de la petite patiente traitée par Anna Freud, il ne s'agissait pas de l'orienter vers une maîtrise et un contrôle douloureux de ses tendances délivrées du refoulement. Il aurait fallu soumettre à une analyse ultérieure, plus complète, les mobiles cachés der­rières ces tendances2 » Si Anna Freud avait soumis les tendances pulsionnelles à une analyse plus pous­sée, elle n'aurait pas eu besoin d'apprendre à l'enfant à les contrôler. Lorsqu'une de ses petites patientes se met à se comporter de manière débridée, Melanie Klein considère qu'elle a commis une faute non dans le domaine éducatif mais dans le domaine analytique, en n'ayant pas assez approfondi l'analyse des résis­tances et du transfert: « Si nous voulons que les enfants puissent contrôler leurs tendances sans s'user dans une pénible lutte contre eux-mêmes, le déve­loppement œdipien doit être mis à nu par l'analyse aussi complètement que possible, et les sentiments de haine et de culpabilité qui en résultent doivent être examinés jusqu'à leurs origines les plus lointaines3. »

 

1. Ibid., p. 205.

2. Ibid., p. 203.

3. Ibid., p. 202.


FREUD ANTIPÉDAGOGUE 204

 

Anna Freud trouve nécessaire de substituer les mesures éducatives aux mesures analytiques au moment où l'analyse aborde le noyau œdipien, précisément afin d'éviter son approfondissement analy­tique; évitement qu'elle justifie par la crainte que l'analyse de l'Œdipe ne sape l'autorité parentale et ne détache prématurément l'enfant de ses parents, ren­dant ainsi l'enfant libéré de la névrose désormais rebelle à toute exigence éducative. Melanie Klein, quant à elle, considère ces craintes comme sans fon­dement. L'analyse de l'Œdipe ne va pas à l'encontre de l'éducabilité de l'enfant mais libère au contraire ses capacités d'amour et de sublimation grâce à la levée de l'angoisse liée à la haine et à la culpabilité. Les relations avec l'entourage sont améliorées par l'analyse qui « prépare le terrain pour un travail péda­gogique fécond1 », précisément à condition que l'analyste se limite à des moyens purement analy­tiques, à l'exclusion de toute mesure éducative. Le travail analytique peut ainsi favoriser le travail éduca­tif, mais la combinaison des deux est impossible car il s'agit de tâches qui ont des orientations opposées. « Si l'analyste, ne fût-ce que temporairement, devient le représentant des instances éducatrices, s'il prend le rôle du Surmoi, il barre la route du conscient aux tendances pulsionnelles, il se fait le représentant des facultés de refoulement2. » « Un analyste d'enfants, s'il veut réussir dans son travail, doit avoir la même attitude de l'Inconscient qu'un analyste d'adulte. Cette attitude doit lui permettre de ne vouloir qu'analyser, de ne pas souhaiter modeler et diriger la pensée de ses patients2. »

On reconnaît ici les mises en garde adressées par Freud aux analystes d'adultes. Pour Melanie Klein, on ne peut être à la fois l'analyste et l'éducateur d'un enfant. Mais processus éducatif et processus analy­tique peuvent néanmoins coexister, s'ils sont conduits par des personnes différentes.

1. Essais de psychanalyse, p. 218.

2. Ibid., p. 208.

 

PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE? 205

Melanie Klein opte délibérément pour la division du travail, mais souhaite que tous les enfants puissent bénéficier d'une cure analytique et espère qu'un jour, « l'analyse pratiquée pendant l'enfance sera une partie aussi importante de l'éducation que l'instruction scolaire l'est à présent » l.

Serait-ce là ce qu'on pourrait appeler l'éducation analytique? Si, par les termes d' « éducation analy­tique », nous entendons une application des décou­vertes psychanalytiques à la pédagogie, conduisant à une révision de ses fins et de ses moyens, ce que pro­pose Melanie Klein s'en distingue absolument. Loin de suggérer d'appliquer la psychanalyse à la pédago­gie, elle insiste sur leur nécessaire disjonction au niveau des processus en jeu, des types de relations qu'ils impliquent. Lorsqu'elle préconise l'adjonction de la cure analytique à l'éducation - prise au sens large, comme ensemble des mesures et des disposi­tions à prendre pour aider un enfant à devenir un être humain adulte - ce n'est pas une pédagogie analy­tique qu'elle propose, mais une « éducation assistée par la psychanalyse2 ».

Est-ce à dire que Melanie Klein récuse la possibi­lité d'une application de l'analyse à la pédagogie? Elle reprend à son compte les quelques directives que Freud lui-même avait cru pouvoir formuler comme conséquences des découvertes analytiques concer­nant l'étiologie des névroses: l'objectif principal d'un point de vue analytique devant être d'éviter que ne se produise le refoulement, la pédagogie - dont la mis­sion consiste, par ailleurs, à obtenir de l'enfant de se soumettre aux exigences de l'environnement - qui tiendrait compte de la psychanalyse s'efforcera, tout en poursuivant son objectif traditionnel, de le faire aux moindres frais, c'est-à-dire de limiter les refoule­ments.

1. Ibid., p. 306.

2. Ibid., p. 83.


FREUD ANTIPÉDAGOGUE 206

Melanie Klein préconise avant tout, comme Freud d'ailleurs, la sincérité à l'égard de l'enfant, laquelle va de pair avec une diminution de l'auto­ritarisme, la franchise en réponse à ses questions concernant la sexualité, et d'une manière générale l'évitement d'un « dressage » pulsionnel trop rigou­reux.

Peut-on considérer qu'une pédagogie respectant ces indications serait le résultat d'une application de la psychanalyse? Peut-on parler ici de pédagogie ana­lytique? Les objectifs restent les mêmes que dans la pédagogie traditionnelle, soit, en termes analytiques, la soumission du principe de plaisir au principe de réalité, la maîtrise des tendances pulsionnelles, les moyens également -la sévérité étant loin d'être pré­conisée par toutes les pédagogies1. C'est: plus à des prescriptions de bon sens que les psychanalystes se livrent qu'à une refonte des principes. Ainsi Melanie Klein écrit-elle: « Même si nous reconnaissons la nécessité d'introduire la psychanalyse dans l'éduca­tion, nous ne sommes pas obligés de rejeter pour autant les principes d'éducation que nous jugions bons et que nous approuvions jusqu'à présent. La psychanalyse devrait servir l'éducation comme un auxiliaire - comme un perfectionnement - en lais­sant intacts les principes acceptés jusque-là. Les bons pédagogues se sont de tout temps efforcés ­inconsciemment - de faire ce qu'il était bon de faire2. » Ce qui faisait obstacle à leur réussite c'étaient les résistances inconscientes de l'enfant. L'introduc­tion de la cure analytique dans l'éducation permet de lever cet obstacle. L'enfant remplit alors les exigences habituelles de l'éducation, sans que l'éducateur ait besoin de déployer « une grande force autoritaire3.

1. Par ailleurs, les analystes ne sont pas tous d'accord pour récuser la « sévérité ,> dans ce domaine.

2. M. Klein, Essais de psychanalyse, p. 81.

3. Ibid., p. 109.

PSYCHANALYSE OU PÉDAGOGIE? 207

La seule véritable réforme préconisée par Melanie Klein en matière d'éducation consiste dans l'intro­duction de la cure analytique à un moment ou un autre du développement de l'enfant, de préférence avant la scolarisation: « Une analyse faite assez tôt devrait faire disparaître les inhibitions plus ou moins importantes qui existent chez tous les enfants; le tra­vail scolaire devrait commencer ensuite, à partir de cette base. Lorsqu'elle n'aura plus à gaspiller ses forces dans une lutte vaine contre les complexes des enfants, l'école pourra accomplir une œuvre féconde en se consacrant à leur développement1. » La psycha­nalyse de l'enfant aurait ainsi pour fonction de prépa­rer le terrain à l'éducation, elle ne saurait s'y substi­tuer, ni même en modifier les principes.

Pour mettre à l'épreuve cette thèse et tenter d'en dégager les fondements théoriques, nous allons abor­der l'analyse de quelques expériences pédagogiques inspirées par la découverte de la psychanalyse.

1. Ibid., p. 109.


Chapitre 18

UNE PÉDAGOGIE ANALYTIQUE EST-ELLE POSSIBLE?

« … ces professions impossibles, où l'on peut être sûr d'obtenir des résultats insatisfaisant. » Analyse terminée, analyse interminable (1937).

Quelle a été, dans la pratique, l'influence de la psy­chanalyse dans la pédagogie contemporaine? Existe­-t-il actuellement des applications de la psychanalyse à la pédagogie?

Les traités pédagogiques récents témoignent du peu de place réservé à la psychanalyse dans les doc­trines pédagogiques actuelles. Centrées essentielle­ment sur la question des modes de transmission du savoir, sur les problèmes posés par l'enseignement, elles ne semblent pas s'inspirer de la psychanalyse.

Dans deux domaines seulement, la psychanalyse semble avoir exercé une influence notable : dans celui de l'éducation préscolaire et dans celui de la ré­éducation des enfants délinquants, ou présentant des troubles caractériels et psychologiques divers.

Dès 1921, Vera Schmidt fonda, à Moscou, un jar­din d'enfants gouverné par des principes éducatifs s'inspirant des découvertes analytiques sur la sexua­lité infantile. L'expérience ne put être poursuivie longtemps, l'établissement ayant été contraint de fer­mer par les autorités soviétiques. Il fut donc difficile d'en donner le bilan. Le trait essentiel de l'orienta­tion pédagogique de ce jardin d'enfants fut le libéralisme.

 

UNE PÉDAGOGIE ANALYTIQUE EST-ELLE POSSIBLE? 209

Injonctions et interdits étaient proscrits: « On expliquait simplement aux enfants pourquoi on leur demandait certaines choses; on ne leur donnait pas d'ordres [n.] toute espèce d'interdiction de la part des éducatrices était proscrite1 ». En particulier, les enfants pouvaient se livrer librement à des activités sexuelles. L'apprentissage de la propreté s'effectuait sans contrainte ni réprimande. Les enfants avaient tout loisir d'exercer leur activité motrice, sans limita­tion.

A Vienne, il y eut le Kinderheim Baumgarten, créé après la Première Guerre mondiale pour les enfants sans foyer. Une crèche expérimentale fut fondée en 1937, à Vienne également, par Edith Jackson; puis, en Angleterre, la « Nursery de Hampstead », crèche et pensionnat de guerre2.

La psychanalyse a incontestablement exercé une influence sur l'éducation des enfants d'âge présco­laire, non pas tant au niveau d'expériences pédago­giques particulières menées dans les collectivités ­lesquelles furent, somme toute, isolées - qu'à celui d'un changement des mœurs. L'alimentation des nourrissons fut conçue de manière moins rigide: l'idée d'un nourrissage à la demande (Feed at demand) s'est répandue, en particulier aux États-­Unis. La nocivité d'un apprentissage trop brutal de la propreté fut généralement reconnue ainsi que celle de la répression de la masturbation infantile et des activités sexuelles des enfants entre eux3.

1. Cf. Wilhelm Reich, La Révolution sexuelle, p. 345.

2. Cf. Dorothy Burningham et Anna Freud, Young Children in War Time, Londres 1942; et Infants wirhour Pamilies, Londres 1943. '

3. Encore qu'Anna Freud puisse faire état de la valeur forma­trice, pour le caractére, de la lutte contre la masturbation qu'un enfant peut être conduit à soutenir: cf. Le Normal et le Pachologique chez l'enfant, p. 4-5.


FREUD ANTIPÉDAGOGUE 210

 

Peut-on parler pour autant ici de pédagogie analy­tique? Il nous semble qu'il faudrait dire plutôt que, sous l'influence de la psychanalyse, ce qui s'est fait jour, c'est la constatation - outre de leur nocivité ­de l'inutilité des mesures éducatives que l'on croyait indispensables (comme on croyait, au XVIIe siècle, indispensable d'enserrer l'enfant dans un corset, de crainte qu'il ne grandisse contrefait) : l'enfant peut devenir « propre » avec le minimum de contrainte et la masturbation ne rend ni pervers ni malade. Ce que la psychanalyse introduit en pédagogie se résume, en somme, en un libéralisme qui ne peut prétendre au statut de véritable « réforme » éducative.

Dans son ouvrage publié en 1965, Le Normal et le pathologique chez l'enfant, Anna Freud fait le bilan d'un demi-siècle de tentatives pour promouvoir une éducation analytique. (, On n'a jamais, écrit-elle, renoncé à atteindre ce but, aussi difficiles et dérou­tants que les résultats aient pu se révéler parfois. Quand, maintenant, après plus de quarante ans, nous regardons l'histoire de ces tentatives, nous y voyons une longue série d'essais et d'erreurs1. »

Elle porte toutefois au crédit de l'influence de la psychanalyse « la plus grande ouverture, la plus grande confiance entre les parents et les enfants qui purent s'établir, quand les sujets d'ordre sexuel furent traités et discutés avec plus de franchise2 », les effets favorables sur la formation du caractère d'une plus grande souplesse de l'éducation sphinctérienne. L'alimentation « à la demande » du nourrisson réduit les troubles de la nutrition, le libéralisme à l'égard des activités autoérotiques (masturbation et succion du pouce) font disparaître les troubles du sommeil. En revanche, dit-elle, les déceptions et les surprises ne manquent pas dans d'autres domaines. L'infor­mation des enfants en matière de sexualité fut un échec. Les enfants s'accrochent à leurs propres théo­ries sexuelles.

1. A. Freud, Le Normal et le pathologique chez l'enfant, Paris, 1968, p. 2.

2. Ibid., p. 4.

UNE PÉDAGOGIE ANALYTIQUE EST-ELLE POSSIBLE? 211

 

Le libéralisme des parents ne parvient pas à épargner l'angoisse à l'enfant: « En réduisant la peur qu'ils pouvaient inspirer à leur enfant [les parents] constatèrent simplement qu'ils augmen­taient le sentiment de culpabilité [H'] de l'enfant1.» En définitive, l'éducation libérale d'inspiration psy­chanalytique échoua à réaliser la tâche que Freud lui avait fixée, à l'époque où il fondait en elle ses espoirs concernant la prévention des névroses. Anna Freud rapporte avec justesse cet échec à l'une de ses causes majeures: la structure de l'appareil psychique composée d'instances dont les buts respectifs ne peuvent qu'être conflictuels. Comme nous avons tenté de le démontrer à partir de l'œuvre de Freud, le fonctionnement psychique tel que le dévoile l'expé­rience psychanalytique est conflictuel par nature. Et, comme le dit Anna Freud, la surprise en face de l'échec de l'action préventive de l'éducation n'en aurait pas été une « si, chez certains auteurs, l'opti­misme et l'enthousiasme à l'égard de l'action préven­tive ne l'avaient pas emporté sur la stricte application des principes analytiques. Selon ces principes, il n'existe pas, dans l'ensemble, de "prévention de la névrose". La division de la personnalité en un Ça, un Moi et un Surmoi nous montre en effet une organisa­tion de l'appareil psychique au sein de laquelle chaque élément possède son origine spécifique, ses vues et ses contraintes propres, son mode d'activité particulier. Par définition, les différentes instances psychiques ont des desseins opposés1. »

L'autre domaine où la psychanalyse exerça une influence notable est celui de la rééducation des jeunes délinquants et des enfants présentant des troubles psychiques. August Aichhorn fut le pionnier en la matière. Freud, nous l'avons vu, préfaça son ouvrage, Verwahrloste Jugend (Enfance à l'abandon), publié en 1925. Y trouve-t-on matière à dégager la notion d'une pédagogie analytique?

1. Ibid., p. 5.


FREUD ANTIPÉDAGOGUE 212

Il nous semble qile non. August Aichhorn souligne lui-même que le succès qu'il obtient consiste en une (, guérison par le transfert », soit par la suggestion1. L'éducateur, explique Aichhorn2, doit s'efforcer de susciter un transfert positif sur sa personne avant de pouvoir exercer une influence éducative; c'est dans la mesure où il est mis par l'éduqué à la place de l'Idéal-du-moi de celui-ci (et c'est en quoi consiste le transfert) qu'il peut agir sur ce dernier. Aichhorn ne met pas en œuvre d'autre ressort que ceux de la pédagogie tradi­tionnelle. La théorie analytique ne lui sert qu'à comprendre les fondements psychologiques de sa pratique pédagogique, qu'à connaître et faire connaître quels sont les ressorts qu'elle met en jeu, ainsi qu'à effectuer un diagnostic de l'enfant qui lui permette d'agir de manière plus sûre lorsqu'il veut susciter le transfert dont il a besoin pour exercer son influence. Ces méthodes éducatives ne se distinguent pas de celles d'un éducateur ignorant la psychanalyse mais doué d'une bonne intuition. La théorie analy­tique lui permet seulement de comprendre ce qu'il fait et d'éclairer les voies de l'efficacité d'une pédago­gie qui en elle-même ne propose ni de nouvelles fins ni de nouveaux moyens.

Ce secteur de l'éducation « spécialisée » connaît actuellement, en particulier en France, une grande extension, comme en témoigne la multiplication des LM.P. (Instituts médico-pédagogiques) et des E.M.P. (Externats médico-pédagogiques). Une for­mation psychanalytique chez les éducateurs y est fort prisée par ceux qui dirigent ce type d'institution. Toutefois, en règle générale, la tâche pédagogique est disjointe de la relation thérapeutique. La psycho­thérapie est effectuée par un analyste qui ne remplit pas de fonction éducative. Relation éducative et rela­tion analytique sont séparées.

1. A. Aichhorn, Enfance à l'abandon, p. 105.

2. Ibid., cf. Sixième confèrence.

UNE PÉDAGOGIE ANALYTIQUE EST-ELLE POSSIBLE? 213

En dehors de ces deux domaines, l'influence de la psychanalyse s'avère très limitée, en ce qui concerne en particulier la pédagogie des enfants d'âge scolaire.Cette dernière apparaît, au travers des traités consa­crés à l'éducation, dominée par le problème de l'enseignement. Les pédagogues reconnaissent que l'essentiel réside dans le désir d'apprendre de l'enfant et s'ingénient à élaborer des méthodes susceptibles de le susciter ou de le stimuler. Mais ils semblent curieusement ignorer l'importance des sources libidi­nales du désir de savoir et l'influence inhibante du refoulement sur la curiosité intellectuelle. Lorsque l'enfant arrive à l'école, l'essentiel est déjà joué en ce qui concerne ses capacités de sublimation. C'est sans doute ce qui explique le désintérêt des pédagogues qui se consacrent au problème de l'enseignement pour la psychanalyse dont les conclusions invalident leurs efforts. En fait, on pourrait dire que, d'un point de vue analytique, les méthodes de transmission des connaissances importent peu au regard du désir d'apprendre de l'enfant.

Une des rares expériences pédagogiques inspirées par la psychanalyse auprès d'enfants d'âge scolaire dits « normaux », celle de A.S. Neill, conduit d'ail­leurs à conclure dans ce sens. A.S. Neill, en effet, ne se soucie aucunement des méthodes de transmission des connaissances. Les enfants ne sont pas contraints d'apprendre et ce n'est qu'à leur demande, quand elle se manifeste, que l'enseignant leur donne les moyens de satisfaire leur désir. Peu importe alors la méthode employée. Dans l'ouvrage qu'il consacre à son expérience, Libres Enfants de Summerhill, la ques­tion de l'enseignement tient peu de place. A Sum­merhill, déclare A.S. Neill, « nous n'avons pas de méthodes nouvelles parce que nous ne pensons pas que, dans l'ensemble, les méthodes d'enseignement soient très importantes en elles-mêmes. Il importe peu que telle école enseigne la division à plusieurs chiffres par telle méthode et qu'une autre l'enseigne par une méthode différente, car en définitive la divi­sion n'a aucune importance en elle-même, que pour celui qui veut apprendre à la faire.


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Et l'enfant qui veut apprendre à faire une division l'apprendra, quelle que soit la façon dont elle lui sera enseignée.)1. Les rapports des inspecteurs soulignent le caractère « vieillot.) des méthodes d'enseignement en usage à Summerhill.

Au sujet des principes pédagogiques sur la base desquels Neill fonda son école, laissons-lui encore la parole: « Lorsque nous avons ouvert l'école, nous avions, ma première femme et moi, une vision fonda­mentale: celle d'une école qui serve les besoins de l'enfant - plutôt que l'inverse [...] Pour cela il nous fallait renoncer à toute discipline, toute direction, toute suggestion, toute morale préconçue, toute instruction religieuse quelle qu'elle soit [...] Nous avions une croyance absolue dans le fait que l'enfant n'est pas mauvais, mais bon. Depuis presque quarante ans maintenant, cette croyance n'a pas changé, elle est devenue une profession de foi »             […]      « Je crois intime- ment que l'enfant est naturellement sagace et réaliste et que, laissé en liberté, loin de toute suggestion adulte, il peut se développer aussi complètement que ses capacités naturelles le lui permettent 2 ».

Éducation centrée sur la nature de l'enfant, foi en sa « bonté naturelle »: on reconnaît là des notions chères à Rousseau; mais en dépit des apparences ­les termes de nature et de bonté n'ayant pas pour Neill le même sens que chez Rousseau - Summer­hill ne doit rien à l'Émile. Nul dispositif n'y est mis en place qui vise à préserver l'enfant d'une corruption de sa nature par la civilisation. Aucun artifice visant à diriger à son insu ses relations aux choses et aux gens, à susciter chez lui, en lui laissant l'illusion de l'auto­nomie, les démarches souhaitées par l'éducateur. A Summerhill, l'enfant est réellement laissé libre de son activité, on n'y cherche même pas, à la différence des méthodes de la pédagogie dite active, à éveiller son intérêt pour des activités conduisant à l'acquisition d'un savoir ou d'une technique.

1. Libres Enfants de Summerhill, Paris, 1970, p. 23.

2. Ibid., p. 22.

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La « bonté de l'enfant » n'est pas à préserver; elle consiste, pour Neill, dans sa capacité d'adaptation, dans sa « saga­cité .) et son « réalisme ». Nul besoin, selon lui, d'exer­cer une contrainte sur l'enfant pour le conduire à évoluer vers la maturité et l'acceptation des impéra­tifs de la vie sociale. Son développement spontané lui permettra de faire face à ces exigences. A Summer­hill, la liberté de l'enfant s'arrête où commence celle des autres: ce sont les enfants eux-mêmes qui, en « assemblée générale », établissent les quelques règles indispensables au fonctionnement de l'institution. Le principe essentiel de cette pédagogie consiste à ne rien imposer à l'enfant, fût-ce au nom de son « bien » : c'est ce que Neill appelle éduquer un enfant dans « l'autonomie ». L'éducateur ne doit rien vouloir pour et à la place de l'enfant.

Quels furent les résultats de ce qu'on pourrait appeler, à première vue, cette anti-pédagogie? Les critères d'une réussite pédagogique sont évidemment incertains. Neill en choisit deux: la réussite sociale (professionnelle en particulier) et la capacité de bon­heur. La première fut moyenne; aucun génie, dit Neill, n'est sorti de Summerhill, pas de réussite sociale éclatante, mais les anciens élèves de Summer­hill purent en général trouver une activité profes­sionnelle qui les satisfit et à laquelle ils satisfirent. En revanche, Neill considère qu'ils firent preuve d'un équilibre psychique stable qui les rendit capables de joie de vivre. Un trait commun les distingue, note Neill: leur indépendance d'esprit.

Quelles conclusions, du point de vue qui nous occupe, pouvons-nous tirer de cette expérience? S ' agit-il encore de pédagogie? Certes, il semblerait que Neill prône en matière éducative essentiellement l'abstention. Mais on ne saurait toutefois nier la valeur éducative pour l'enfant du choix en commun des règles permettant la vie de groupe et de l'appren­tissage du respect de l'autre et de l'engagement pris que cela suppose. A Summerhill, s'il y a quelque chose d'indiscutablement formateur, c'est l'institution de ces « assemblées générales ».


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L'enfant y apprend à reconnaître la nécessité d'une loi qui ne peut être imputée au caprice de l'adulte, dont il peut même être l'auteur, mais à laquelle tous sont soumis dès lors qu'ils l'ont acceptée. Le fonctionnement ins­titutionnel mis en place sur le modèle de la démocra­tie par Neill constitue le pivot de sa méthode pédago­gique. Il est intéressant de remarquer la relation de ce dispositif avec ce que nous avons développé concer­nant l'importance pour l'éducation de l'accession au symbolique qui s'effectue au travers du complexe d'Œdipe. Neill, choisissant comme principe éducatif essentielle choix par les enfants d'un certain nombre de règles de vie communautaire, semble indiquer par là que le fondement même du processus éducatif consiste dans l'introduction de l'enfant à la dimen­sion de l'ordre symbolique et de la Loi, et que l'édu­cation peut à la rigueur se borner à faire reconnaître à l'enfant la nécessaire suprématie de ce registre. Comme le fait remarquer Bruno Bettelheim1, l'apprentissage par l'enfant du respect de l'autre, de soi-même et de la parole donnée, est beaucoup plus difficile que l'acquisition d'un savoir académique et l'acceptation docile de la routine scolaire: « Quoiqu'un tel cadre éducatif impose peu d'exi­gences spécifiques, et celles-ci ne sont jamais banales, ce genre d'institutions est des plus exigeantes. »

En outre, le ressort essentiel de la pédagogie de Neill réside, comme dans toute éducation, dans l'exemple qu'il présente aux enfants par la force et la rigueur de sa propre personnalité. Nous retrouvons ici le mécanisme fondamental de tout processus édu­catif: l'identification à l'éducateur, et l'introjection des exigences de ce dernier, même et surtout si c'est à son propre égard qu'il en fait preuve, plutôt qu'à l'égard de l'éduqué. Or Neill ignore, semble-t-il, que c'est à la force d'impact de sa propre personnalité qu'il doit les changements qui s'opèrent sur ses élèves, témoignant par là qu'il n'est pas besoin de savoir ce que l'on fait pour être un bon éducateur.

1. B. Bettelheim, postface à A.S. Neill, La Liberté, pas l'anar­chie, Paris, Payot, 1978, p. 193.

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Neill croit par exemple qu'il n'est nul besoin d'inculquer une morale à l'enfant, de lui apprendre à distinguer le bien et le mal, car l'enfant, selon lui, apprendra de lui-même à les discerner. Et certes, les leçons de morale n'ont jamais rendu quiconque ver­tueux, mais la notion de bien n'est pas pour autant inhérente à la nature humaine. Ce sont par les voies de l'identification, par amour pour l'éducateur, par angoisse de perdre cet amour et désir d'être apprécié de lui en se conformant à ses exigences que l'enfant acquiert ces notions, et c'est par cette voie-là que les élèves de Neill, comme les autres, y parviennent.

Son incontestable originalité réside dans son refus d'imposer une orientation aux désirs et, par conséquent, aux activités de l'enfant. Il se montre capable de tenir jusqu'au bout cette position, même lorsqu'un élève ne se livre à aucune occupation scolaire pendant des années, et va jusqu'à refuser de répondre à un enfant qui lui demande de lui conseiller une acti­vité. Nombreuses sont les anecdotes qu'il rapporte à ce sujet1. Neill considère qu'il s'agit là du domaine propre de l'enfant dans lequel nul ne doit s'ingérer et qu'il faut lui laisser, sur ce point, son entière responsa­bilité. C'est un des aspects essentiels de ce qu'il appelle la « méthode de liberté » qu'il déduit de l'idée, qu'il croit emprunter à la psychanalyse, que la répression engendre la névrose. C'est dire que ses sources théo­riques sont minces car il semble tout ignorer de la remise en question par Freud de cette thèse, et il ne s'inspire en fait que d'un vague freudisme revu et cor­rigé par Reich. Ce qui frappe chez Neill, c'est la faiblesse de la théorisation de sa pratique.

1. Cf. par ex., in Libres Enfants de Surnrnerhill, p. 44 : " Apprends-moi quelque chose, je me barbe ", lui demande une fil­lette qui ne faisait aucun travail scolaire depuis des années. "D'accord, répond Neill avec enthousiasme, que veux-tu apprendre? " (1 Je ne sais pas ", dit-elle. (1 Eh bien, moi non plus ", dit-il en la plantant là.


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Ses idées sont sommaires et ce ne sont de toute évidence pas elles qui font le succès de sa pédagogie; en outre, nous l'avons déjà noté, il ne semble pas toujours entrevoir les causes réelles de cette réussite. Par ailleurs, Neill sous-estime l'importance de l'angoisse dans la vie psychique humaine, tant en ce qui concerne son irré­ductibilité que sa fécondité, pour la contribution aux œuvres de la civilisation. Son optimisme concernant la nature humaine, méconnaissant le rôle des pul­sions de destruction et des conflits pulsionnels, l'importance de la dysharmonie intrinsèque du fonc­tionnement du psychisme due à la structure même de ce dernier, le conduit à attribuer à la société toute la responsabilité des souffrances psychiques de l'indi­vidu. Il croit qu'il est nécessaire et suffisant de proté­ger les enfants d'un mal qui a sa source dans la société.

Le principe de non-répression dont il se réclame pourrait donner lieu au pire: lui-même s'en rendit compte en voyant les effets des interprétations que certains parents et éducateurs crurent pouvoir don­ner à ses directives - d'où le titre d'un de ses der­niers ouvrages: La Liberté, pas l'anarchie. Mais ce qu'il n'entrevit pas, ce sont les dangers de la « liberté obligatoire », dirions-nous, qui risque d'aboutir au paradoxe d'un « désir obligatoire » - ce qui est peut-­être la manière la plus insidieuse de le rendre impos­sible, alors qu'une pédagogie fondée sur la « disci­pline » lui laissera peut-être - autre paradoxe - plus de chance de se constituer.

La pédagogie de Neill ne doit pas grand-chose à la théorie analytique. Les principes dont il se réclame reposent plutôt sur une méconnaissance de cette der­nière. Cela ne l'a certainement pas empêché d'être un bon éducateur, peut-être dans la mesure où son bon sens le préserve de les appliquer avec trop de rigueur. Les ressorts de son influence sont ceux de toute pédagogie: les exigences de socialisation qu'il réussit à imposer grâce à l'identification qu'il suscite à son insu. Son excellence comme pédagogue réside dans cette somme d'impondérables qu'on appelle une personnalité exceptionnelle. Il démontrerait, s'il en était encore besoin, que ce n'est pas avec la théo­rie que l'on éduque mais avec ce qu'on est.

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Qu'est-ce à dire? Qu'on ne commande pas à l'Inconscient, qu'on ne maîtrise pas les effets de l'influence qu'on exerce sur un autre être, pas plus qu'on ne maîtrise son propre Inconscient. Aucune théorie pédagogique ne permet de calculer les effets des méthodes que l'on met en œuvre, car ce qui s'interpose entre la mesure pédagogique et les résul­tats que l'on obtient, c'est l'Inconscient du péda­gogue et celui de l'éduqué.

Quelque part, Freud compare le Moi conscient au Gugusse du cirque qui fait semblant d'être la cause de tous les incidents qui lui arrivent (ces mystères nous dépassent, disait Cocteau, feignons d'en être les auteurs). Le Moi vise la maîtrise, et, lorsque celle-ci lui échappe (du fait de l'Inconscient qui est le véri­table maître), il cherche encore à feindre de l'avoir conservée. Garder à tout prix la situation en main, sauver la face, tel pourrait être résumé l'objectif (, moiïque » par excellence. Les doctrines pédago­giques sont en cela résolument moiïques, visant avant tout la maîtrise de l'enfant et de son développement, et impliquent par essence la méconnaissance de l'impossibilité structurale de cette maîtrise. L'objectif traditionnel de l'éducation, assurer la domination des pulsions, aboutit à leur refoulement, et par là les soustrait au contrôle conscient.

L'idée que la pédagogie est une affaire de théorie, de doctrine, qu'il peut y avoir une science de l'éduca­tion, repose sur l'illusion d'une possibilité de maîtrise des effets de la relation de l'adulte à l'enfant. Lorsque le pédagogue croit s'adresser au Moi de l'enfant, c'est à son insu l'Inconscient de l'enfant qui se trouve être touché, et ceci non pas même par ce qu'il croit lui communiquer, mais par ce qui passe de son propre Inconscient à travers ses paroles1.

1. Cf. Freud: « J'ai affirmé que tout homme possède dans son propre Inconscient l'instrument avec lequel il est capable d'inter­préter les manifestations de l'Inconscient chez l'autre », in « Prédis­position à la névrose obsessionnelle », in Névrose, psychose et perver­sion.

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Il n'y a de maîtrise que du Moi, or c'est une maîtrise illusoire. Ce qui est proprement efficace dans l'influence d'une personne sur une autre appartient au registre de leur Inconscient respectif. Dans la relation pédagogique, l'Inconscient de l'éducateur s'avère peser d'un plus grand poids que toutes ses intentions conscientes.

De l'existence de l'Inconscient démontré par la psychanalyse, on peut déduire qu'il ne peut y avoir de science de l'éducation, au sens où il serait possible d'établir une relation de « causalité » entre les moyens pédagogiques utilisés et les effets obtenus. Et c'est pour cette raison même qu'il ne peut y avoir d'appli­cation de la psychanalyse à la pédagogie. Une telle tentative ne peut que reposer sur un malentendu, sur la croyance qu'un savoir sur l'Inconscient permet de s'en rendre maître, que, dans ce domaine, savoir c'est pouvoir. Or, s'il est une discipline qui infirme une telle assimilation, c'est bien la pratique psychanaly­tique. Il ne peut y avoir une pédagogie analytique au sens d'une science de l'éducation qui ferait son profit du savoir sur l'Inconscient acquis par l'expérience psychanalytique.

Ceci est loin de signifier que l'être humain ne dis­pose d'aucun pouvoir sur son semblable. L'efficacité de la suggestion, sur laquelle repose l'art de gouver­ner comme l'art d'éduquer, est là pour en témoi­gner1. L'expérience psychanalytique a permis d'en démonter le mécanisme. Mais savoir « comment ça marche » est de peu d'utilité pour en accroître l'effi­cacité. La suggestion, comme le montre la fragilité des résultats thérapeutiques obtenus par cette voie, n'opère pas de remaniements profonds dans la dyna­mique inconsciente, même si elle s'appuie sur elle, et n'a que des effets superficiels.

1. Les deux consistent à agir par la parole sur l'Inconscient d'un autre, mais le pouvoir du meneur d'hommes - gouverneur ou éducateur - dépend d'un savoir-faire, lui-même dépendant d'un savoir inconscient (c'est ce que le politique sait peut-être mieux - sans le savoir - que l'éducateur).

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L'analyste, objectera-t-on, n'est pas sans exercer dans la cure analytique un certain pouvoir qui se fonde sur le savoir acquis par l'expérience analytique sur l'Inconscient. Certes, mais ce pouvoir il ne peut, sans cesser d'être analyste, c'est-à-dire sans cesser d'analyser, l'exercer que pour lever les refoulements. Cela ne l'assure d'aucune maîtrise sur le désir inconscient de son patient. Lorsque Freud recom­mande à l'analyste de ne pas chercher à donner une direction aux forces inconscientes libérées par l'ana­lyse, c'est-à-dire à prendre une position de péda­gogue et de directeur spirituel à l'égard de son patient, c'est, au-delà des considérations de déonto­logie, parce que, ce faisant, il cesserait de pouvoir analyser. Mais ce pouvoir même de l'analyste, qui ne peut consister qu'à lever le refoulement, se trouve être à son tour fort limité. Dans un de ses derniers textes, Analyse terminée, analyse interminable, Freud procède au recensement des causes nombreuses qui condamnent l'analyste à l'impuissance. L'œuvre d'un autre analyste, Ferenczi, fut, en majeure partie, consacrée à la tentative trop souvent infructueuse de reculer les limites de l'action de l'analyste. C'est en connaissance de cause que Freud affirmait qu'il fal­lait ranger la psychanalyse parmi les professions impossibles, au côté de l'éducation et de l'art de gou­verner. Toutes trois reposent sur les pouvoirs dont un homme peut disposer sur un autre grâce à la parole, et toutes trois trouvent, en dernier ressort, la limite de leur action dans le fait qu'on ne soumet pas l'Inconscient, puisque c'est lui qui nous assujettit.

Peut-il y avoir une pédagogie analytique au sens où le pédagogue pourrait occuper une place analogue à celle de l'analyste et exercer une influence de type analytique sur l'enfant? Nous avons tenté de montrer la différence radicale entre les deux processus, tels que Freud les décrit, et comment, selon Melanie Klein, la position du pédagogue et celle de l'analyste s'excluent.


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Sur un point, toutefois, la pratique pédagogique de Neill semblerait indiquer ce qui pourrait, dans ce sens, peut-être relever d'une pédagogie analytique. Non pas au sens où l'analyse pourrait permettre l'éla­boration d'une nouvelle science de l'éducation, mais en un autre sens que nous allons tenter de préciser. C'est, nous l'avons déjà évoqué, lorsqu'il s'abstient de répondre à un certain type de demande de la part de l'enfant: quand celui-ci lui demande ce qu'il doit faire, c'est-à-dire lui demande quelle est sa demande à lui, Neill, à son égard. A ce propos encore Neill, ne semble pas savoir quel est l'enjeu de son abstention, et ce n'est d'ailleurs que depuis les élaborations théo­riques de Lacan sur la dialectique de la demande et du désir qu'il nous est possible d'en rendre compte.

Selon Lacan, le désir de l'enfant se trouve d'entrée de jeu doublement aliéné: d'une part dans le désir de ses parents, en tant qu'il y occupe une place dès avant sa naissance; d'autre part du fait que, de par l'existence du langage, ses besoins devront passer par le défilé de la demande, et qu'à travers cette opéra­tion son désir se constituera comme un reste irréduc­tible qui, quoique effet du langage, ne saurait sans se dénaturer être exprimé sous forme de demande. Pour l'enfant, comme pour tout sujet, la question de son désir se formule d'emblée comme interrogation sur le désir de l'Autre, dont il cherche à obtenir une réponse, laquelle ne peut être que fallacieuse dans la mesure où, à la place d'une réponse structuralement informulable sur le désir, il ne peut qu'obtenir une demande de la part de l'Autre. S'il l'obtient et s'y conforme, c'est la question de son propre désir qui se trouve clôturée et qu'il aliène dans la tentative de satisfaire à la demande de l'Autre. Dans la cure ana­lytique, la neutralité de l'analyste, aussi bien que ce ' qu'on appelle le maniement de la « frustration », consiste à s'abstenir de répondre à la demande du patient (qui, à travers ses formulations les plus diverses, ne vise qu'à obtenir une réponse à cette question du désir), précisément en vue de laisser ouverte la question de son désir, de ne pas barrer la route au processus analytique par lequel le sujet se fraye la voie d'un dépassement du registre leurrant de la demande vers un désir qui cesse de s'y aliéner.

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Neill, par une abstention analogue, opère une désaliénation comparable: en laissant ouverte la question de l'enfant, il lui permet de se déprendre de la soumission à la demande de l'Autre et d'accéder à son désir propre.

Aurions-nous rencontré ici un des principes pos­sibles d'une pédagogie analytique? On pourrait aussi bien soutenir qu'à ces moments-là, Neill prend une position analytique, autrement dit qu'en tant qu'il occupe la place de l'Idéal-du-moi, il fait le mort, ces­sant par là momentanément d'être pédagogue.

Mais cela ne fait que reculer le problème: une pédagogie analytique consisterait-elle à adopter tour à tour la position du pédagogue et celle de l'analyste?

Nous avons vu, à propos de l'analyse des enfants, qu'une même personne ne peut cumuler les fonc­tions du pédagogue et celles de l'analyste, et qu'à avoir, fût-ce un temps, occupé la position du péda­gogue, on se barre la possibilité de fonctionner comme analyste auprès d'une même personne. Aussi bien, d'ailleurs, lorsque Neill s'abstient de répondre à la demande, n'engage-t-il pas pour autant avec l'enfant un processus analytique. Et sans doute y a­t-il une grande différence de sa position à celle de l'analyste. En effet, l'anonymat relatif de l'analyste lui permet de présenter au patient le miroir lisse où celui-ci pourra déchiffrer les hiéroglyphes de son désir. L'éducateur, parent ou pédagogue, ne peut prétendre à la même neutralité. L'enfant saurait vite découvrir, derrière son abstention, la demande impli­cite. Par son silence, Neill, par exemple, ne signifie-­t-il pas à l'enfant qu'il le veut libre et responsable, capable d'autonomie et d'indépendance, qu'il désire que ce dernier se détermine seul? On retrouve là une exigence éducative qui n'est pas des moindres.


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Ainsi,du fait même de la fonction qu'il exerce et de l'impossibilité où il est de réaliser une neutralité absolue, l'éducateur ne peut laisser libre la place où l'enfant cherche à découvrir la clef de son désir.

A la limite, pour que le désir de l'enfant ne soit pas aliéné par celui des parents ou des éducateurs, il fau­drait que ceux-ci ne soient animés à l'endroit de l'enfant d'aucun désir particulier. Or, même si c'était possible, cela rendrait impossible toute structuration psychique de l'enfant, toute formation de l'Idéal-du­moi, et interdirait à l'enfant tout accès au désir lui-même puisque c'est à partir du désir de l'Autre que le sien se constitue: il n'y a de désir qu'aliéné.

L'éducateur peut-il éviter la seconde forme d'alié­nation, qui consiste dans le ravalement, la réduction du désir à la demande? Dans ce second type d'aliéna­tion, l'enfant tente de se conformer à la demande de l'Autre, de présenter de lui l'image narcissique qui lui permettrait de s'assurer de l'amour de l'Autre, de se constituer comme Moi-idéal au regard de l'Idéal-du­moi incarné par l'éducateur, image idéale qui l'aliène et le conduit à sacrifier son désir. C'est, nous l'avons vu" le registre de la relation du Moi-idéal à l'Idéal­du-moi qui constitue dans la cure analytique la source principale des résistances qui s'opposent à la reconnaissance du désir inconscient. L'éducateur peut-il permettre à l'enfant de dépasser ce registre? Il faudrait pour cela qu'il soit lui-même dépris des mirages de l'imaginaire. Il ne suffit pas en effet de s'abstenir de formuler des demandes à l'égard de l'enfant pour que celui-ci ne sente pas le poids de celles qui sont implicites. L'authenticité seule dans ce domaine est efficace. L'expérience analytique montre à quel point les patients sont sensibles à l'Inconscient de leur analyste et comme toute « hypocrisie » (selon le mot de Ferenczi) de sa part est vite éventée1.

1. Cf. S. Ferenczi, « Confusion des langues entre l'adulte et l'enfant », «L'élasticité de la technique psychanalytique », « La fin de l'analyse », in Final Contributions to the Problems and Methods of Psycho-Analysis, Londres, 1955.

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L'enfant fait preuve de la même clairvoyance à l'égard de l'adulte. C'est sur ce point qu'il peut s'avé­rer souhaitable que l'éducateur fasse une analyse per­sonnelle, pour des raisons analogues à celles qui imposent à l'analyste d'être lui-même analysé: afin de parvenir à réduire dans son fonctionnement psy­chique l'importance de cet imaginaire où le désir s'aliène si aisément, afin que le patient, ou l'enfant, puisse à son tour s'en déprendre. La réduction de l'imaginaire ne signifie pas pour autant la maîtrise du désir et de ses effets. Elle comporte au contraire la reconnaissance qu'on ne peut qu'être assujetti, et le renoncement à toute ambition de maîtrise.

C'est, nous semble-t-il, ainsi qu'il faut comprendre le vœu de Freud que les éducateurs bénéficient d'une formation analytique, ainsi que ses mises en garde répétées contre les tentatives de modeler l'enfant en fonction des idéaux propres de l'éducateur. Une ana­lyse personnelle est peut-être la condition pour s'abs­tenir authentiquement de faire peser sur l'éduqué des exigences superflues et abusives, en tant qu'elles rivent l'enfant à la tâche de réaliser ses idéaux, c'est-­à-dire de s'offrir à l'éducateur comme ce « Moi-­idéal » dans lequel lui-même s'aliène.

Or, selon Freud, nous l'avons vu, c'est l'amour qui constitue le ressort principal de l'éducation, à savoir la demande d'amour que l'enfant adresse à ses parents et à ses éducateurs. C'est pour conquérir ou pour conserver cet amour qu'il propose à l'adulte une image leurrante de lui-même par laquelle il tente de satisfaire aux exigences dont l'Idéal-du-moi constitue le pôle. Le processus éducatif repose fondamentale­ment sur cette relation imaginaire, elle-même fon­cièrement narcissique et aliénante. Il semble qu'il y ait là une contradiction: l'éducateur devrait ainsi, selon Freud, renoncer à ce qui fait le fondement, le ressort de son pouvoir sur l'éduqué.


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Du point de vue analytique, du point de vue d'une prophylaxie des névroses, en tant que celles-ci sont la conséquence du conflit inévitable entre le narcissisme et le désir, il faudrait que l'éducateur s'abstienne de s'appuyer sur le registre imaginaire; or, ce faisant, il renonce aux moyens de son action en tant que pédagogue. Cette contradiction est structurale et constitue la raison majeure de l'impossibilité de fonder une pédagogie analytique.

Comment, dès lors, interpréter les conseils de Freud? Comme des exhortations à la mesure. L'ana­lyste, à partir de son expérience, ne peut que mettre en garde l'éducateur contre les abus dans lesquels sa position le ferait trop facilement glisser.

Les conseils généralement formulés par les ana­lystes, ceux de Freud en particulier, peuvent se résu­mer en une double recommandation: celle d'une plus grande véracité vis-à-vis de l'enfant -la névrose a en effet partie liée avec le mensonge: celui que l'on se fait à soi-même, lui-même tributaire des men­songes parentaux; et celle d'une limitation des exi­gences éducatives dont nous avons tenté de donner la signification analytique. On pourrait ajouter une troi­sième recommandation, le respect de l'enfant, si elle n'était impliquée par les deux premières. Ces recom­mandations sont à mettre en relation avec la réduc­tion de l'imaginaire dont l'analyste fait un de ses objectifs: limiter l'action pédagogique suppose de la part de l'éducateur la réduction de ce champ, en ce qui le concerne; et d'autre part limite également son importance chez l'éduqué. La véracité dans la rela­tion pédagogique l'implique également: le mensonge conscient ou inconscient a partie liée avec le narcis­sisme1.

1. « Nul de ceux qui pratiquent l'analyse des enfants ne niera que le mensonge de la conduite ne soit par eux perçu jusqu'au ravage », J Lacan, Écrits, p. 579.

UNE PÉDAGOGIE ANALYTIQUE EST-ELLE POSSIBLE? 227

Mais on voit qu'il n'y a pas là de quoi faire sys­tème. L'analyste n'est même pas en mesure de déli­miter nettement le champ légitime de l'action péda­gogique, de répondre à la question: jusqu'où aller dans les exigences ou l'abstention, d'indiquer la voie,le juste milieu entre le « Charybde de l'interdiction et le Scylla du laisser-faire1 ». L'éducation serait donc essentiellement affaire de tact, lequel, selon Ferenczi, repose sur l'intuition des processus inconscients de l'autre 2. C'est là que l'analyse personnelle de l'édu­cateur peut aussi le servir.

L'apport de l'analyse à l'éducation consisterait ainsi essentiellement dans la découverte de la nocivité de cette dernière en même temps que de sa nécessité. Il n'y a pas d'application possible de la psychanalyse à la pédagogie; il n'y a pas de pédagogie analytique au sens où le pédagogue alignerait sa position sub­jective sur celle de l'analyste et adopterait « une atti­tude analytique » à l'égard de l'éduqué. Tout ce que le pédagogue peut apprendre de et par l'analyse, c'est à savoir limiter son action, savoir qui ne relève d'aucune science mais de l'art.

 

 

 

 

 

 

 

1. Nouvelles Conférences ... , p. 196.

2. S. Ferenczi, op. cir., p. 89.


CONCLUSION

Freud, parti du constat du caractère pathogène générateur de névroses de l'éducation, espéra que la pédagogie éclairée par la psychanalyse sur le fonc­tionnement du psychisme et la nature de son déve­loppement pourrait réformer ses méthodes et ses objectifs et devenir un instrument prophylactique. Nous avons vu qu'il dut renoncer à cet espoir. Cin­quante ans de tentatives de réformes pédagogiques inspirées par la psychanalyse confirment que les conflits psychiques sont inéluctables et qu'aucune méthode pédagogique ne peut en préserver l'enfant.

La psychanalyse rend caducs les espoirs que, par les voies d'une réforme de l'éducation, l'homme puisse parvenir au bonheur, que ce soit au sens d'une harmonie intérieure ou de la pleine satisfaction. Du fait du complexe d'Œdipe, fondé sur l'interdit de l'inceste, la jouissance est impossible. Il n'y a pas de Souverain Bien.

L'idée qu'une répression sexuelle par la civilisation soit la cause majeure des souffrances psychiques (thèse abusivement déduite des premières théories freudiennes) et que la libération de la sexualité assu­rerait à l'individu la pleine satisfaction repose sur la méconnaissance de la structure du désir humain. Si l'objet de l'ultime satisfaction est toujours déjà perdu, aucun « progressisme » ne peut se fonder sur les découvertes de la psychanalyse.

CONCLUSION 230

La découverte de l'Inconscient a pour corollaire d'invalider toute tentative d'édifier une science péda­gogique qui permettrait de déterminer les moyens à employer pour atteindre un but donné. Du fait de l'existence de l'Inconscient, l'essentiel du développe­ment psychique de l'individu échappe à toute tenta­tive de maîtrise. Le savoir sur l'Inconscient acquis dans l'expérience psychanalytique ne peut pas davan­tage être appliqué par la pédagogie, car si la psycha­nalyse éclaire les mécanismes psychiques sur lesquels se fonde le processus éducatif, cet éclairage n'accroît pas la maîtrise de ce processus.

Il n'y a pas de pédagogie analytique au sens où l'éducateur pourrait adopter vis-à-vis de l'éduqué une position analytique, de telle sorte qu'il pourrait éviter le refoulement ou en permettre la levée. L'anti­nomie entre le processus pédagogique et le processus analytique a pour corollaire l'impossibilité d'occuper vis-à-vis de la même personne la place de l'éducateur et celle de l'analyste.

En matière de prophylaxie des névroses, seule la cure psychanalytique est efficace. La psychanalyse ne peut intéresser l'éducation que dans le champ de la psychanalyse même: par la psychanalyse de l'éduca­teur et celle de l'enfant. Chez l'enfant pour lever le refoulement; chez l'éducateur afin qu'il sache ne pas abuser de son rôle et se déprendre du narcissisme, afin qu'il évite l'écueil qui consisterait à mettre l'enfant à la place de son Moi-idéal.

De l'expérience psychanalytique, on peut toutefois déduire une éthique dont pourrait s'inspirer la péda­gogie; éthique fondée sur la démystification de la fonction de l'idéal, comme fondamentalement men­songer et s'opposant à une lucide appréhension de la réalité. « Amour » de la vérité qui implique le courage d'appréhender la réalité tant psychique qu'extérieure dans ce qu'elle peut avoir de blessant au regard du narcissisme, en particulier en ce qui concerne le renoncement à tout fantasme de maîtrise qu'impose la reconnaissance de l'existence de l'Inconscient.

 

Le seul « progrès» qu'autorise à espérer l'expé­rience psychanalytique, c'est, selon le mot de Freud dans les Études sur l'hystérie, la transformation de notre misère névrotique en un malheur banal, et celle de notre impuissance en la reconnaissance de l'impossible.

 


Infos complémentaires

 

Légende des couleurs

processus commun éduction/psychothérapie

processus basé sur l’Idéal du Moi

processus du transfert

processus narcissique

processus du refoulement

processus inconscient